Quand tout s'effondre

Publié le par Myrddhin

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Extrait de "Conseils d'une amie pour des temps difficiles", de Pema Chödrön

 

L'abbaye de Gampo est une vaste étendue où la mer et le ciel se fondent l'un dans l'autre. L'horizon s'étend à l'infini et dans ce vaste espace flottent des mouettes et des corbeaux. Le cadre est comme un immense miroir qui accroît la sensation de ne pouvoir se cacher nulle part. Qui plus est, comme c'est un monastère, il y a très peu de moyens de fuir – pas de mensonge, pas d'alcool, pas d'activité sexuelle, pas la moindre porte de sortie.

L'abbaye de Gampo est un lieu où j'avais été profondément désireuse de me rendre. Trungpa Rinpoché m'ayant demandé d'en être la directrice, je me suis donc retrouvée là-bas. Etre sur place m'a permis de mettre à l'épreuve mon goût du défi, parce que pendant les premières années ça a été comme être sur des charbons ardents.

Quand je suis arrivée à l'abbaye, tout s'est écroulé. Toutes les façons de me protéger, toutes les façons de me duper, toutes les façons de maintenir bien polie l'image que j'avais de moi-même – tout cela s'écroulait. Malgré tous mes efforts, je ne pouvais plus manipuler la situation. Mon style rendait tout le monde fou et je ne pouvais trouver aucun endroit où me cacher.

J'avais toujours cru être quelqu'un de souple et de serviable, aimée par presque tout le monde. J'avais pu garder cette illusion pendant la plus grande partie de ma vie. Pendant mes premières années à l'abbaye, j'ai découvert que j'avais vécu sur une sorte de malentendu. Ce ne sont pas les qualités qui me manquaient, c'est simplement que je n'étais pas la petite chérie la plus populaire. J'avais tant investi dans cette image de moi et voilà qu'elle ne tenait plus debout. Tous mes problèmes non réglés étaient exposés, de façon éclatante et précise, en Technicolor et en relief, pas seulement à mes yeux mais aussi aux yeux de tous.

Tout ce que je n'avais pas été capable de voir à propos de moi-même auparavant était soudainement porté à l'écran. Et comme si cela ne suffisait pas, les autres n'hésitaient pas à me donner leur avis sur moi et sur ce que je faisais. C'était si douloureux que je me demandais si j'arriverais jamais à m'en remettre. J'avais l'impression que des bombes étaient lancées sur moi presque continuellement, j'assistais aux explosions de mes illusions sur moi-même. Dans un endroit où il y avait tellement de pratique et d'étude, je ne pouvais pas passer inaperçue en essayant de me justifier et de blâmer les autres. Cette sorte d'échappatoire n'était pas possible.

 

Une femme, maître spirituel, est venue nous rendre visite, à cette époque, et je me rappelle ce qu'elle a dit : "Quand tu seras devenue une bonne amie de toi-même, il y aura aussi plus d'amitié dans ta vie".

J'avais déjà appris cette leçon auparavant et je savais que c'était le seul chemin à emprunter. J'avais une affiche punaisée sur mon mur qui disait : "C'est seulement dans la mesure où nous nous exposons nous-mêmes encore et toujours à l'anéantissement que ce qui est indestructible en nous peut apparaître". En fait, avant même d'entendre les enseignements bouddhistes, je savais que là résidait l'esprit de l'éveil véritable. Il s'agissait de renoncer à son emprise sur tout.

Quand la base est ébranlée, toutefois, et qu'on ne peut rien trouver à quoi s'accrocher, la douceur est grande. C'est comme la devise de l'Institut Naropa : "L'amour de la vérité vous met sur la sellette". On pourrait avoir une vision romantique de ce que cela veut dire, mais quand on est cloué à la vérité, on souffre. On se regarde dans la glace de la salle de bains et nous voici, avec nos boutons, notre visage vieillissant, notre absence de bonté, notre agressivité et notre timidité – tout le fourbi.

C'est là qu'intervient la tendresse. Quand les choses sont chancelantes et que rien ne va plus, on peut se rendre compte qu'on est sur le point de découvrir quelque chose. On peut se rendre compte que c'est un endroit très vulnérable et très tendre, et que la tendresse peut prendre n'importe quelle voie. On peut se refermer et se sentir plein de rancoeur ou bien on peut entrer en contact avec cette qualité palpitante. C'est certainement quelque chose de tendre et de palpitant qu'il y a dans cette absence de terre ferme.

C'est une sorte d'épreuve, une épreuve dont les guerriers spirituels ont besoin pour éveiller leur coeur. Parfois, c'est à cause de la maladie ou de la mort que nous nous retrouvons à cet endroit. Nous faisons l'expérience de la perte – perte des êtres qui nous sont chers, perte de notre jeunesse, perte de notre vie.

J'ai un ami qui se meurt du sida. Un jour, juste avant que je parte en voyage, il m'a dit : "Je n'en voulais pas, je la haïssais et cela me terrifiait. Mais il se trouve que cette maladie a été mon plus grand cadeau". Il m'a dit : "Maintenant, chaque instant est si précieux pour moi. Tous les gens qui font partie de ma vie sont si précieux pour moi. Ma vie tout entière à pris tellement de sens". Quelque chose avait vraiment changé en lui et il se sentait prêt à mourir. Quelque chose d'horrible et de terrifiant s'était mué en cadeau.

 

Les choses qui s'écroulent sont une sorte d'épreuve, mais aussi une sorte de guérison. On pense que l'essentiel est de venir à bout de l'épreuve ou de triompher du problème, mais la vérité c'est que les choses ne sont pas vraiment résolues. Il y a réconciliation puis écroulement. On les réconcilie encore et elles s'écroulent de nouveau. C'est comme ça que ça marche. La guérison vient de ce qu'on laisse de l'espace pour que tout ça se produise : de l'espace pour la douleur, pour le soulagement, pour la tristesse, pour la joie.

Quand on croit que quelque chose va nous procurer du plaisir, on ne sait pas vraiment ce qui va se passer. Quand on croit que quelque chose va nous apporter de la douleur, on ne le sait pas. Le plus important est de faire en sorte qu'il y ait de l'espace pour ne pas savoir. On essaye de faire ce que l'on croit utile. Mais on n'en sait rien. On ne sait jamais si on tombera à plat ou si on se retrouvera bien droit sur ses pieds, la tête haute. En présence d'une grande déception, on ne sait pas si c'est la fin de l'histoire. Cela peut être précisément le début d'une grande aventure.

J'ai lu quelque part l'histoire d'une famille qui n'avait qu'un seul fils. Ils étaient très pauvres. Ce fils leur était extrêmement précieux, et la seule chose qui comptait pour cette famille était qu'il leur apporte un soutien financier et leur confère du prestige. Un jour, le fils est jeté à bas d'un cheval et estropié. Les membres de la famille ont l'impression que tout est fini pour eux. Deux semaines après, l'armée arrive au village et prend tous les hommes valides pour la guerre, et le jeune homme est autorisé à rester avec les siens pour s'occuper d'eux.

La vie est ainsi faite. Nous ne savons rien. Quelque chose peut nous sembler mauvais ou, au contraire, bon. Mais, en fait, on n'en sait vraiment rien.

Quand tout s'écroule et que l'on est sur le bord d'on ne sait quoi, l'épreuve pour chacun d'entre nous est de demeurer au bord de ce précipice sans s'efforcer de concrétiser la situation. Le voyage spirituel n'a rien à voir avec le ciel ni avec le fait d'arriver, au bout du compte, dans un lieu mirobolant. C'est bien cette façon de voir les choses qui nous maintient dans le malheur. Croire que nous pouvons trouver quelque plaisir durable et éviter la douleur, c'est ce que le bouddhisme appelle le samsara, ce cycle sans espoir qui tourne et tourne indéfiniment et nous cause de grandes souffrances. La toute première noble vérité du Bouddha montre que la souffrance est inévitable pour les êtres humains tant que l'on croit que les choses durent – qu'elles ne se désintègrent pas et que l'on peut compter sur elles pour satisfaire notre soif de sécurité. De ce point de vue, le seul moment où nous savons vraiment ce qui se passe, c'est quand le tapis est tiré sous nos pieds sans que nous puissions trouver aucun endroit où atterrir. Nous utilisons ces situations ou bien pour nous éveiller ou bien pour nous endormir. Là, tout de suite – à l'instant même où le sol se dérobe sous nos pas – se trouve le germe de cette disposition à prendre soin de ceux qui ont besoin de nous et de la découverte de notre bonté.

 

Je me souviens si vivement de ce jour, c'était au début du printemps, où tout ce qui faisait ma vie s'est volatilisé. Bien que cela se soit produit avant que j'aie entendu aucun enseignement bouddhiste, c'était ce que certains appelleraient une expérience spirituelle authentique. Ca s'est produit quand mon mari m'a appris qu'il avait une liaison. Nous habitions dans le nord du Nouveau-Mexique. J'étais debout devant notre maison en train de boire une tasse de thé. J'ai entendu la voiture arriver et la porte se fermer en claquant. Alors, à peine le coin de la maison dépassé, sans préambule, il me dit qu'il avait une liaison et qu'il voulait divorcer.

Je me souviens du ciel immense. Je me souviens du bruit de la rivière et de la vapeur s'élevant de mon thé. Il n'y avait plus de temps, plus de pensée, il n'y avait rien – rien que la lumière et un calme profond, illimité. Alors je me suis ressaisie, j'ai ramassé une pierre, que je lui ai lancée.

Quand on me demande comment je me suis engagée dans le bouddhisme, je réponds toujours que j'étais très en colère contre mon mari. La vérité est qu'il m'a sauvé la vie. Quand ce mariage s'est écroulé, j'ai lutté – j'ai lutté de toutes mes forces – pour revenir à une espèce de confort, une espèce de sécurité, un endroit familier où je puisse me reposer. Heureusement pour moi, je n'y ai pas réussi. Instinctivement, je savais que l'anéantissement de mon vieux moi dépendant, cramponné, était la seule voie à prendre. C'est alors que j'ai punaisé cette affiche sur le mur.

La vie est un bon maître et un bon ami. Les choses sont toujours transitoires, si seulement nous pouvions nous en rendre compte. Jamais rien ne se résout de la façon dont nous le rêvions. L'état intermédiaire, décentré, est une situation idéale, une situation dans laquelle on n'est pas piégé et où on peut ouvrir son coeur et son esprit au-delà de toute limite. C'est un état très tendre, non agressif, ouvert.

Demeurer avec cet ébranlement – rester ainsi avec le coeur brisé, un estomac qui gargouille, un sentiment de non-espoir et le désir de prendre sa revanche – c'est cela le chemin de l'éveil véritable. Coller à cette incertitude, acquérir le talent de se détendre au milieu du chaos, apprendre à ne pas être pris de panique – c'est ça la voie spirituelle. Trouver le truc pour s'attraper soi-même, s'attraper avec douceur et compassion, c'est la voie du guerrier. On s'attrape des millions de fois, une nouvelle fois encore, que cela nous plaise ou non, on s'endurcit dans la rancoeur, l'amertume, l'indignation justifiée – on s'endurcit de mille manières, même avec le soulagement, l'inspiration.

 

Chaque jour, on pourrait penser à l'agressivité dans le monde, à New-York, Los Angeles, Halifax, Taïwan, Beyrouth, au Koweït, en Somalie, en Irak, partout. Partout dans le monde, chacun attaque un ennemi et la souffrance ne cesse de croître. Chaque jour, nous pouvons y réfléchir et nous demander : "est-ce que je vais augmenter l'agression dans le monde ?". Chaque jour, au moment où nous sommes à cran, nous pouvons simplement nous dire : "Est-ce que je vais pratiquer la paix ou bien vais-je partir en guerre ?".

Publié dans Extraits d'ouvrages

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